J’ai souhaité aujourd’hui évoquer avec vous la séparation des pouvoirs. Vous pourrez prendre à la fin connaissance d’un éclairage inattendu, que vous pourrez partager et commenter si vous le souhaitez.
La séparation des pouvoirs est une théorie à laquelle en France nous avons facilement tendance à associer Montesquieu, même si la paternité de cette théorie pourrait incomber à d’autres personnes, notamment Locke qui s’y était intéressé avant lui, et il en va de même pour Thucydide dans un passé encore plus lointain. Il serait également possible de citer Platon et Aristote.
Dans son ouvrage intitulé « De l’esprit des lois » datant de 1748, Montesquieu, dans un chapitre relatif à la constitution d’Angleterre, expose cette théorie centrale pour la notion de démocratie en ces termes :
« Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance lĂ©gislative, la puissance exĂ©cutrice des choses qui dĂ©pendent du droit des gens, et la puissance exĂ©cutrice de celles qui dĂ©pendent du droit civil. Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, Ă©tablit la sĂ»retĂ©, prĂ©vient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les diffĂ©rends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exĂ©cutrice de l’État. La libertĂ© politique dans un citoyen est cette tranquillitĂ© d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sĂ»retĂ© ; et pour qu’on ait cette libertĂ©, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la mĂŞme personne ou dans le mĂŞme corps de magistrature, la puissance lĂ©gislative est rĂ©unie Ă la puissance exĂ©cutrice, il n’y a point de libertĂ© ; parce qu’on peut craindre que le mĂŞme monarque ou le mĂŞme sĂ©nat ne fasse des lois tyranniques pour les exĂ©cuter tyranniquement. Il n’y a point encore de libertĂ© si la puissance de juger n’est pas sĂ©parĂ©e de la puissance lĂ©gislative et de l’exĂ©cutrice. Si elle Ă©tait jointe Ă la puissance lĂ©gislative, le pouvoir sur la vie et la libertĂ© des citoyens serait arbitraire : car le juge serait lĂ©gislateur. Si elle Ă©tait jointe Ă la puissance exĂ©cutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. Tout serait perdu, si le mĂŞme homme, ou le mĂŞme corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exĂ©cuter les rĂ©solutions publiques, et celui de juger les crimes ou les diffĂ©rends des particuliers ».
Nous avons ici les principaux traits caractéristiques de la séparation des pouvoirs, consistant en trois pouvoirs distincts : le pouvoir législatif qui adopte, modifie ou abroge les lois, le pouvoir exécutif qui est un exécutant chargé de gérer l’État et de prendre les mesures pour faire appliquer les lois décidées par le pouvoir législatif, et le pouvoir judiciaire qui peut sanctionner l’absence de respect des lois. Ces trois pouvoirs doivent être exercés séparément par des personnes ou des institutions distinctes.
Ainsi entendue, la séparation des pouvoirs peut être stricte. Les pouvoirs sont nettement séparés, chaque personne ou institution qui détient un pouvoir est pleinement indépendante, elle n’a pas de relations avec les autres détenteurs d’un pouvoir.
À l’inverse, la séparation des pouvoirs peut être souple. Les détenteurs de chaque pouvoir peuvent collaborer les uns avec les autres, des interactions sont possibles.
Selon l’article XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « Toute Société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
Au sujet de cet article, dans leur ouvrage relatif au commentaire de la Constitution de la Vème République, Guy Carcassonne et Marc Guillaume en déduisent que c’est la Constitution elle-même qui met en œuvre le principe de la séparation des pouvoirs. Ainsi notre Constitution actuelle comporte plusieurs dispositions relatives à la séparation des pouvoirs, laquelle est une séparation des pouvoirs souple. Sans prétendre être exhaustif, nous pouvons noter que le pouvoir exécutif peut présenter des projets de lois même s’il ne lui appartient pas de les voter. Le Président de la République peut dissoudre l’Assemblée Nationale, laquelle peut renverser le gouvernement.
Dans ce même ouvrage, Guy Carcassonne et Marc Guillaume écrivent : « Quant à dénier l’existence d’une Constitution là où les droits ne sont pas garantis et les pouvoirs séparés, c’est ce qui disqualifie les constitutions antidémocratiques. Il y a là une contradiction dans les termes. Si les enseignants du droit constitutionnel ne l’ont pas toujours perçue, les constituants de 1789 ne s’y étaient pas trompés, eux, qui liaient la forme et la substance et dénonçaient par avance les impostures à venir. Une Constitution stalinienne est autant une Constitution qu’une démocratie populaire est une démocratie, pas même une contrefaçon, un mensonge pur et simple, celui, ordinaire, que font les dictatures dans l’espoir, hélas pas toujours vain, de leurrer quelques gogos ».
Ă€ mon sens, la sĂ©paration des pouvoirs prĂ©sente une faiblesse importante lorsque les pouvoirs sont certes sĂ©parĂ©s mais exercĂ©s par des personnes ou par des institutions qui ont la mĂŞme orientation politique ou qui s’inscrivent dans la mĂŞme idĂ©ologie. Certes, dans ces cas-lĂ , les personnes ou les institutions en cause ne sont pas les mĂŞmes, mais elles partagent une communautĂ© d’idĂ©e, voire un but commun Ă atteindre. Ainsi, la sĂ©paration des pouvoirs deviendrait une pure conception intellectuelle dĂ©connectĂ©e de toute rĂ©alitĂ©. Nous pouvons constater qu’actuellement l’exĂ©cutif et l’AssemblĂ©e nationale ont la mĂŞme coloration politique et partagent des idĂ©ologies communes, tandis que le pouvoir judiciaire, dans ses diffĂ©rentes composantes incluant les juridictions judiciaires, les juridictions administratives et le Conseil constitutionnel, loin d’avoir une neutralitĂ© politique, a aussi une coloration politique proche ou souscrit Ă une idĂ©ologie similaire sur de nombreux points.
Ainsi, la séparation des pouvoirs, en raison de l’existence d’un prisme politique et idéologique partagé par différentes institutions, constitue, pour reprendre les mots de Guy Carcassonne et Marc Guillaume, un leurre pour quelques gogos.
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