Pour la plupart d’entre nous, nous passons plus de temps dans le monde professionnel qu’avec notre famille ou nos amis. Cette proximité physique et temporelle peut troubler la perception de la réalité concernant les séparations entre les sphères professionnelles, familiales et amicales qui peuvent alors avoir tendance à devenir perméables.
Car entendons-nous bien, lorsque vous entrez dans une entreprise, vous avez déjà une famille et des amis. L’entreprise n’est pas un lieu familial. L’entreprise n’est pas un lieu amical. L’entreprise n’est qu’un contrat. Un contrat important certes puisqu’il apporte des revenus, mais cela ne reste qu’un contrat. Confondre ces notions essentielles relève de la confusion mentale et peut être le fruit d’une manipulation de l’employeur, étant précisé que nous entendons le terme « employeur » dans un sens très large qui ne s’arrête pas au représentant légal de l’entreprise puisqu’il concerne ici toute personne susceptible d’être votre supérieur hiérarchique. Cette manipulation peut aussi être effectuée par des collègues de travail.
Ce travestissement de la réalité peut se produire avant même l’appartenance effective au personnel de l’entreprise puisqu’il peut intervenir dès l’entretien d’embauche. Le recruteur peut, à ce stade, présenter l’entreprise comme étant une grande famille, où l’entraide existe, avec une forte volonté de favoriser l’épanouissement des salariés.
Qu’il soit effectué lors de l’entretien d’embauche ou ultérieurement lors du parcours professionnel, un tel discours repose sur l’émotion. L’entreprise n’est aucunement un lieu d’entraide ou d’épanouissement des salariés. L’entreprise est un monde dur dont le seul but repose sur le profit. L’augmentation constante du chiffre d’affaires idéalement accompagnée d’une diminution maximale des charges est une obsession pour l’employeur. Face à cette préoccupation, le bien-être des salariés n’a aucun poids en dehors des limitations légales.
Présenter l’entreprise comme constituant une grande famille constitue une manipulation mentale permettant à l’employeur d’obtenir plus facilement le maximum des salariés. Je suppose que la plupart d’entre vous ont connaissance du Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Écrit par Étienne de La Boétie, il constitue un texte politique majeur rédigé au XVIe siècle, où La Boétie analyse les mécanismes de la domination politique et la manière dont les peuples peuvent être complices de leur propre asservissement. Ce court traité a influencé de nombreux penseurs politiques et philosophiques, notamment ceux intéressés par les questions de liberté, de pouvoir et de résistance.
Produit recommandé : Discours de la servitude volontaire de La Boétie.
La thĂ©orie de La BoĂ©tie sur la servitude volontaire peut parfaitement ĂŞtre transposĂ©e dans le contexte du monde de l’entreprise. Dans cette perspective, l’employeur peut utiliser des tactiques similaires pour obtenir la soumission et la loyautĂ© des salariĂ©s. Voici comment cela pourrait se dĂ©rouler :
– Promotion d’une culture d’entreprise familiale et amicale : L’employeur peut prĂ©senter l’entreprise comme un lieu oĂą règnent la camaraderie, la solidaritĂ© et l’entraide. En mettant en avant des valeurs telles que le soutien mutuel, l’appartenance Ă une grande famille professionnelle, et en favorisant des Ă©vĂ©nements sociaux et des activitĂ©s de team-building, l’employeur cherche Ă crĂ©er un sentiment d’unitĂ© et de fidĂ©litĂ© envers l’entreprise.
– Utilisation de discours mobilisateurs et inspirants : Les dirigeants peuvent recourir Ă des discours Ă©motionnels et motivants pour galvaniser les employĂ©s et les inciter Ă s’investir pleinement dans leur travail. Ils peuvent souligner l’importance de la mission de l’entreprise, l’impact positif qu’elle a sur la sociĂ©tĂ©, et la contribution individuelle de chaque employĂ© Ă cette mission collective.
– CrĂ©ation d’une dĂ©pendance Ă©conomique et sociale : En offrant des avantages sociaux attrayants, des opportunitĂ©s de dĂ©veloppement professionnel et en favorisant un environnement de travail agrĂ©able, l’employeur crĂ©e une certaine dĂ©pendance des employĂ©s Ă l’Ă©gard de l’entreprise. Cette dĂ©pendance peut rendre les salariĂ©s rĂ©ticents Ă contester les pratiques ou les dĂ©cisions de l’employeur de peur de perdre ces avantages.
– Manipulation des Ă©motions et des sentiments d’obligation : L’employeur peut exploiter les liens affectifs et les sentiments de loyautĂ© envers l’entreprise pour obtenir la conformitĂ© des employĂ©s. Par exemple, en utilisant le chantage Ă©motionnel pour inciter les salariĂ©s Ă travailler plus d’heures, Ă accepter des conditions de travail dĂ©gradantes ou Ă ne pas contester les dĂ©cisions de la direction.
– Établissement d’une structure de pouvoir autoritaire : Dans certains cas, les employeurs peuvent maintenir un contrĂ´le strict sur les salariĂ©s en limitant leur libertĂ© d’expression, en dĂ©courageant la contestation ou en punissant sĂ©vèrement ceux qui osent remettre en question l’autoritĂ© de l’entreprise.
L’employeur peut indĂ©niablement utiliser diverses stratĂ©gies pour obtenir la servitude volontaire de ses salariĂ©s en crĂ©ant un environnement de travail oĂą la loyautĂ© et la conformitĂ© sont encouragĂ©es et rĂ©compensĂ©es, tandis que la contestation et l’indĂ©pendance sont dĂ©couragĂ©es ou sanctionnĂ©es.
La présentation de l’entreprise comme étant un lieu familial et amical peut entraîner une soumission volontaire envers l’employeur, mais également des dysfonctionnements dans les relations entre les salariés eux-mêmes.
Ainsi, la gravitĂ© de comportements anormaux de salariĂ©s envers des collègues de travail peut ĂŞtre vue avec plus de lĂ©gèretĂ© car se produisant « au sein de la famille ». Une tentation de « laver le linge sale en famille » peut s’instaurer, tout comme l’habitude de considĂ©rer que « ce qui se passe dans la famille reste dans la famille ». Il peut exister une tendance chez les salariĂ©s Ă considĂ©rer qu’il faut accepter chaque personne mĂŞme avec des dĂ©fauts, car finalement, ils partageraient tous les mĂŞmes valeurs, vivraient la mĂŞme aventure et constitueraient une grande famille. Dans cette optique, c’est la victime des comportements anormaux qui peut ĂŞtre l’objet d’un ostracisme, alors que l’auteur de ces actes peut recevoir du soutien de la famille que constitue l’entreprise.
En présence d’une manipulation mentale donnant l’illusion que l’entreprise est un lieu familial et amical, les salariés s’exposent également au risque d’évoquer trop facilement des aspects confidentiels les concernant. Ils peuvent livrer des informations personnelles, des données relevant de leurs vies privées, ceci en toute confiance. On ne peut toutefois exclure que le destinataire de ces informations utilise celles-ci à mauvais escient, alors qu’avec une entreprise fonctionnant normalement, la confidentialité de ces informations était susceptible d’être mieux conservée, en raison d’une confiance accordée moins grandement.
Le caractère familial et amical d’une entreprise nous semble ĂŞtre une grave illusion. Lorsqu’une entreprise est prĂ©sentĂ©e ainsi, il est prĂ©fĂ©rable de faire très attention Ă nos propres intĂ©rĂŞts. Il est important pour les salariĂ©s de reconnaĂ®tre les tactiques et manipulations susceptibles d’être appliquĂ©es dans une entreprise pour dĂ©fendre leurs droits et leur libertĂ© individuelle au sein de l’entreprise, la meilleure solution pouvant ĂŞtre de quitter celle-ci pour exercer ailleurs.